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Médecine chinoise, produit d’exportation

Médecine chinoise, produit d’exportation

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | • Mis à jour le | Par Paul Benkimoun – Bologne (Italie), envoyé spécial

Champs de "codonopsis pilosula", une plante utilisée traditionnellement comme un médicament, dans le comté de Min (province du Gansu), en Chine.

Eprouvée depuis trois millénaires, inscrite dans une approche globale et individualisée du patient, peu onéreuse, la médecine traditionnelle chinoise (MTC) a des atouts pour séduire. Une conférence rassemblant scientifiques chinois et européens s’est tenue à Bologne, jeudi 10 et vendredi 11 mai, afin de fortifier un dialogue entre les deux médecines. Mais le courant qui, en Chine, vise à moderniser la tradition et à s’ouvrir les marchés pharmaceutiques européen et américain doit compter avec une réglementation occidentale et des exigences sur les essais thérapeutiques beaucoup plus strictes.

La MTC repose principalement sur la pharmacopée héritée des élites taoïstes et sur l’acupuncture, fruit du confucianisme. Ce serait cependant une erreur de croire que ce qui est aujourd’hui officiellement désigné sous le terme de MTC aurait voyagé de manière inchangée à travers les millénaires. “La MTC est une création politique datant des années 1950, dans la foulée de la révolution de 1949, n’hésite pas à clamer le professeur Paul Unschuld (faculté de médecine de La Charité, Berlin), qui préside la Société internationale d’histoire de la science, de la technologie et de la médecine d’Asie de l’Est. Elle intègre des aspects choisis de la médecine chinoise historique, mais elle est également influencée par la logique et les concepts de la science moderne.”

En Europe, où les réalités chinoises n’étaient pas bien connues, elle a surtout bénéficié d’une réception favorable à partir des années 1970 dans un contexte d’engouement pour les médecines alternatives.

RECHERCHE DE MÉDICAMENTS INNOVANTS

Adoptée en novembre 2007 sous les auspices de l’Organisation mondiale de la santé, la déclaration de Pékin soulignait l’héritage de la médecine chinoise, mais insistait sur l’apport de la science moderne et sur la nécessité d’accélérer sa modernisation et son internationalisation. En Chine même, à partir de 2007, une campagne avait été lancée pour “dire adieu” à la médecine chinoise historique. La tendance officielle est donc à favoriser la recherche de médicaments innovants en s’appuyant sur les potentialités de la pharmacopée traditionnelle. Reposant sur le concept de l’unité du corps et de l’esprit et sur l’idée que c’est le déséquilibre émotionnel qui nous rend vulnérables aux maladies, la MTC recourt à une classification et à un système de correspondances systématiques selon lesquels le traitement est ensuite déterminé.

“Beaucoup d’herbes médicinales chinoises sont utilisées en Asie du Sud-Est, à Singapour, en Indonésie, mais aussi en Russie ou en Australie, explique le professeur Guo De-an, directeur scientifique de l’Institut de la pharmacopée de Shanghaï et membre de l’Académie chinoise des sciences. Mais l’essentiel du marché mondial du médicament est représenté par les Etats-Unis et l’Europe.”

Pénétrer le marché du médicament vendu sur prescription aux Etats-Unis (40 % du marché mondial) et en Europe (18 %) suppose de passer l’étape des agences chargées de la régulation des produits de santé, tant pour l’efficacité pharmacologique que pour la qualité du produit. Or il existe, côté chinois, des réticences à l’évaluation selon les normes occidentales. Celles-ci, plus strictes, même si elles ne sont pas parfaites, incluent la démonstration de l’efficacité par des études “randomisées et contrôlées”, où la part du hasard est réduite au minimum en tirant au sort le traitement reçu et en comparant le groupe des patients recevant le médicament et ceux qui ont pris le placebo (sans action pharmacologique) ou un médicament de référence. “Il n’existe pas encore de bonne méthodologie pour évaluer les effets de la MTC. Il ne suffit pas de mesurer la pression artérielle… La question est de savoir comment faire des études collectives avec une médecine individualisée”, souligne le professeur Guo De-an.

ÉTUDE DE L’ENSEMBLE DES MÉTABOLITES

Directeur du laboratoire des produits naturels à l’université de Leiden (Pays-Bas), Robert Verpoorte défend une nouvelle manière d’aborder l’étude de la MTC : “Plutôt qu’une approche réductionniste fondée sur la correspondance “un composé, une cible”, qui est le paradigme de la recherche pharmaceutique actuelle, il faudrait adopter une démarche s’appuyant sur les effets produits par une plante médicinale sur les organismes vivants qui résultent de l’activité de ses très nombreux constituants. C’est l’approche de la biologie des systèmes et de la métabolomique, l’étude de l’ensemble des métabolites présents dans la cellule ou l’organisme.”

Le professeur Guo De-an est un chaud partisan de la modernisation de la MTC : “Deux voies s’ouvrent pour les plantes médicinales de la MTC : soit celle d’une autorisation comme produits de phytothérapie traditionnels (utilisés depuis plus de quinze ans) par le biais d’une procédure simplifiée, soit le statut de médicament de phytothérapie à usage humain tel que le définit l’Agence européenne du médicament.” Le gouvernement chinois, explique-t-il, a encouragé les efforts pour faire autoriser, aux Etats-Unis et en Europe, des médicaments issus de la MTC dans le domaine cardiovasculaire, des anticoagulants (antivitamine K) ou des traitements de la ménopause, et pas seulement comme compléments alimentaires. “Pour l’instant, il n’y a pas d’alternative aux critères d’évaluation occidentaux, et nous devons travailler dur pour fournir des données satisfaisant aux critères des Agences américaine et européenne du médicament (FDA et EMA)”, poursuit-il.

La modernisation de la MTC se traduit également par certains changements subtils. C’est le cas, par exemple, à propos de la question des effets secondaires. Côté occidental, on ne manque pas de souligner que certaines ambiguïtés (un même nom désignant des plantes différentes), variations dans la composition de préparations ou contaminations diverses (pesticides, métaux lourds, etc.) posent problème non seulement au regard des critères d’autorisation par les autorités sanitaires, mais aussi en termes d’effets indésirables.

“SIGNALEMENT DES EFFETS INDÉSIRABLES”

Jusqu’ici, côté chinois, la tonalité était plutôt à affirmer le credo selon lequel les traitements de la MTC sont parfaitement sûrs. Or, à Bologne, deux orateurs se sont départis de ce discours. Défendant la démarche d’essais cliniques de qualité, Bian Zhao-xiang, directeur de la division clinique à la faculté de médecine chinoise d’Hongkong, a déclaré : “La MTC n’est pas assez sûre, et nous devons améliorer le signalement des effets indésirables.” Membre de l’Académie des sciences médicales chinoises, Ye Zu-guang a indiqué que “les médicaments de la MTC sont en général relativement sûrs, avec une faible toxicité, mais ils ne sont pas les plus sûrs”.

La pharmacopée chinoise est riche de plus de 12 000 espèces, dont plus de 10 000 sont végétales et quelque 1 500 animales. Plus de 600 espèces ont fait l’objet de recherches phytochimiques au cours des cinquante dernières années. Parmi les nouvelles molécules, ce sont une vingtaine d’entités chimiques qui sont arrivées sur le marché et une cinquantaine de principes actifs qui ont été homologués. La Chine compte plus de 1 500 entreprises de MTC et plus de 11 000 compagnies commerciales, et beaucoup d’observateurs pensent qu’un phénomène de concentration ne manquera pas de se produire à l’avenir.

Symbole de cette modernisation, le projet Fu Kai Hong, avec un énorme centre industriel et commercial (240 000 m2, 3,7 milliards d’euros sur cinq ans, 3 000 entreprises, 10 000 emplois), va être implanté à Suzhou, dans la province de Jiangsu.

COOPÉRATION ENTRE CHINOIS ET OCCIDENTAUX

La coopération entre Chinois et Occidentaux se développe. “Plusieurs grands laboratoires pharmaceutiques occidentaux ont investi des fonds dans des projets de coopération industrielle, remarque le professeur Guo De-an. Ces joint-ventures suivent le même modèle qu’en Occident : mettre au point des médicaments innovants. C’est un processus long et onéreux, mais il est possible de reproduire le succès obtenu avec l’artémisinine, devenue le traitement de référence contre le paludisme.” Lors de la rencontre de Bologne, le professeur Laurent Degos a illustré la coopération franco-chinoise par la mise au point d’un traitement de la leucémie aiguë promyélocytaire à base d’acide rétinoïque et d’arsenic.

La réunion de Bologne a donné lieu à une déclaration signée par Romano Prodi, l’ancien président de la Commission européenne et président de la Fondation pour une coopération mondiale, et Xu Jialu, ancien président du Comité permanent du Congrès national du peuple de la République populaire de Chine. Ce texte jette les bases d’un dialogue permanent entre les deux parties.

>> A lire : Les hôpitaux français se piquent d’acupuncture

Paul Benkimoun – Bologne (Italie), envoyé spécial

http://www.lemonde.fr/sciences/article/2012/05/17/medecine-chinoise-produit-d-exportation_1703210_1650684.html